Le Covid-19 a engendré une crise sanitaire mondiale sans précédent par la rapidité de sa propagation et de son évolution.
Nous ne sommes pas les seuls à craindre que cette crise sanitaire n’engendre une crise alimentaire et humanitaire encore plus grave, notamment pour les pays du sud, et à nous interroger sur la « survie » de la mondialisation des marchés agricoles. L’interdépendance risque d’être sacrifiée, et l’absence de solidarité entre les pays érigée en règle.
Pourquoi ?
Les mesures de confinement provoquent un arrêt brutal de la plupart des activités économiques et une récession mondiale. Ce seront les populations les plus pauvres et les plus fragiles qui auront le plus de mal à faire face à la crise, et particulièrement dans la fonction vitale de se nourrir.
De plus, les fortes perturbations des chaines d’approvisionnement agroalimentaires, conjuguées à la limitation des échanges internationaux, vont avoir des effets redoutables pour de très nombreux pays :
– Certaines productions agricoles pour l’exportation subiront de fortes baisses, engendrant la perte de revenu des producteurs, en Europe comme en Afrique.
– Inversement, les importations de produits alimentaires subiront de fortes perturbations (notamment des pays n’exportant plus pour préserver leurs ressources), avec des risques évidents de sous-approvisionnement des marchés intérieurs des pays importateurs, et de possibles révoltes de la faim, à l’image de la crise agricole de 2008 dans certaines capitales africaines.
C’est au regard de cette perspective alarmante que nous proposons une approche volontariste, qui se fonde sur nos expériences des situations au sud, en Afrique, et au nord, en France.
Quelles sont nos propositions :
– Rechercher l’autosuffisance pour les produits stratégiques :
L’Afrique est encore beaucoup trop un continent importateur pour fournir les volumes de céréales et de protéines animales nécessaires à l’alimentation de sa population. De nombreux programmes de développement ont permis, un peu partout, d’accroître les productions vivrières mais il faut donner une nouvelle ampleur et une plus grande ambition à des projets permettant d’accroître les productions locales de blé, de riz, de maïs, de mil, de fruits et légumes, de viandes, de poissons… tout en respectant les impératifs du développement durable. En Europe, certaines productions sont encore trop dépendantes de l’extérieur, les élevages hors sol en étant un bon exemple. Pourquoi l’Europe ne déciderait-elle pas d’avoir une « Politique Alimentaire Commune », en lieu et place de la PAC de plus en plus décriée ?
En Afrique, la taille des pays, la richesse des écosystèmes et les faibles capacités financières existantes nous semblent militer pour une politique d’autosuffisance alimentaire continentale, fondée sur l’exploitation des complémentarités. Il faudrait évidemment, dans ce cas, trouver les voies et moyens pour réduire significativement les coûts de transaction en vue de favoriser une mobilité des produits et l’établissement de justes prix.
– Développer des programmes de développement ciblés :
Les budgets gigantesques déjà annoncés pour limiter les effets économiques de la crise du Covid-19 auraient été beaucoup plus utiles et mieux utilisés pour financer des actions préventives ou des programmes de développement.
Dans le domaine de la gestion des risques épidémiologiques, il aurait été peu couteux de prévoir les stocks des équipements nécessaires à une gestion rapide et efficace de ce genre de pandémie.
De même, les budgets alloués par les États ou les organisations internationales pour développer l’agriculture paraissent aujourd’hui dérisoires comparés aux centaines de milliards d’euros proposés pour renflouer l’économie mondiale.
Des solutions peuvent se mettre en place. La notion de Système Agricole Territorial, proposée par d’autres collègues académiciens, en est une ; elle est d’ailleurs tout à fait applicable dans les agricultures africaines et européennes. L’agro-écologie est souvent présentée comme une alternative intéressante et féconde pour satisfaire nos besoins et permettre aux générations futures de faire de même.
– Redonner de l’attractivité aux métiers de l’agriculture
En Afrique, mais aussi en Europe, il faudra redonner aux métiers de l’agriculture, de l’agroalimentaire et du monde rural l’attractivité qu’ils ont perdue. C’est d’une importance première pour aider les jeunes générations qui ont une mauvaise image des métiers agricoles.
Il est anormal que sur nos deux continents les paysans soient globalement déconsidérés. On donne d’eux des images négatives, quand on ne les accuse pas d’être des empoisonneurs et des pollueurs.
Dans le contexte africain, il faut, de toute urgence, transformer les demandeurs d’emplois en porteurs de projets et miser sur l’innovation technologique. Cet objectif appelle des réformes majeures, surtout dans l’enseignement, qui doit être un cadre préparant à la vie professionnelle plutôt qu’un système tendant à la formation de futurs salariés.
Par ailleurs, une agriculture africaine décomplexée et émancipée suppose une discrimination positive pour les jeunes, les femmes et les porteurs de handicap, particulièrement pour ce qui est des subventions aux facteurs de productions et l’accès à la terre.
– Fortifier la recherche scientifique et technique :
Cette crise sanitaire rappelle l’importance de l’expertise et des travaux de recherche, mais elle montre aussi les limites de la science confrontée aux aléas de la nature.
Sur ce point, il paraît essentiel de renforcer considérablement les échanges et travaux de recherche partagée entre l’Europe et l’Afrique. Nous disposons sur ces deux continents très proches d’un patrimoine naturel et domestique, végétal et animal, inestimable. Pour assurer le développement d’une agriculture durable, la conservation de cette richesse génétique est un atout majeur.
La recherche scientifique doit être davantage pilotée par l’aval, elle doit se montrer interdisciplinaire, participative et prospective. En d’autres termes, il faut une recherche de qualité associant tous les utilisateurs.
Au demeurant, l’humanité se doit de refuser d’être dans une gestion des urgences. Pour ce faire, elle doit armer la recherche, financièrement et moralement, au lieu de la solliciter en urgence chaque fois qu’elle se retrouve confrontée à des problèmes graves et inattendus.
– Assurer des stockages alimentaires de précaution :
Les premières semaines de la crise du Covid-19 ont montré à quel point il importe de disposer partout des matériels et des produits indispensables.
Il faut que notre monde apprenne à éviter les gaspillages alimentaires, à réduire les pertes post récolte et à constituer des stocks de sécurité conséquents pour faire face à l’incertitude.
Nous devons gérer aujourd’hui en pensant à demain : non seulement la vie humaine doit être préservée, mais elle doit être meilleure.
En moins de 12 ans, notre monde a été surpris par la crise économique et financière de 2008, puis par le coronavirus en 2020.
Une fois ce Covid-19 vaincu, quel sera le prochain défi pour notre humanité ? En tout état de cause, l’enjeu alimentaire doit, impérativement et sans délai, être mieux pris en charge.
À cet effet, si demain doit exister et être meilleur qu’aujourd’hui, il faut dans chaque pays une solidarité générationnelle agricole et au niveau mondial un code de bonne conduite agricole consensuel dont nous souhaitons la mise en place. C’est un préalable incontournable pour assurer l’avènement de systèmes alimentaires durables, productifs et équitables.
*Jacques Brulhet – Vice-président – Académie d’agriculture de France
**Papa Abdoulaye Seck – Membre de l’Académie d’agriculture de France, ancien ministre de l’agriculture et de l’équipement rural du Sénégal
Souce: Xibaru